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Les Coureurs d'aventures (Abitibi)

Les Coureurs d'aventures (de l'Abitibi)

Un roman de Jean-Pierre Robichaud.​

​

Génération 1 - Étienne + Françoise Boudrot (Port-Royal)

Génération 2 - François dit Niganne + Madeleine Thériault (Port-Royal)

Génération 3 - François + Marie LeBorgne de Belleisle (Nid d’Aigle, rivière Saint-Jean)

Génération 4 - Joseph + Louise Chouinard (Saint-Jean-Port-Joli)

Génération 5 - François + Victoire Jean (Saint-Jean-Port-Joli)

Génération 6 - Augustin + Céline Bélanger (Saint-Jean-Port-Joli)

Génération 7 - Samuel + Vitaline Gagnon (Saint-Aubert)

Génération 8 - Alfred + Derilda Chouinard (Saint-Aubert)

Génération 9 - Wilfred (Roquemaure, Abitibi)

Génération 10 – Jean-Pierre (Palmarolle, Abitibi)

 

Un chapitre extrait du roman, ROBICHAUD, Jean-Pierre, Les Coureurs d’aventures, L’ABC de l’édition, Rouyn-Noranda, QC, 2012, 287 p.

 

1

 

St-Aubert, comté de L'Islet, mai 1933.

 

‑ C’est où ça l’Abitibi? s’enquit Léon en levant vers son frère des yeux qui manifestaient un intérêt certain.

 

Maurice venait de lire tout haut un court texte dans lequel on vantait le potentiel de ce coin à coloniser. Plus loin, on invitait les sans-travail à s’inscrire comme futurs colons. Son visage apparut lentement au-dessus du journal qu’il abaissait et son regard autoritaire sembla pendant un instant chercher d’où venait la voix. Léon, dont les yeux noirs et ronds comme des billes s’étaient soudain allumés, fixa l’autre un moment avant de ramener son regard sur son assiette. Assis à un bout de la table, Maurice déposa lentement la gazette locale qu’il tenait dans ses mains et parcourut des yeux, d’un air plus paternaliste que paternel, ses dix frères et sœurs attablés de part et d’autre. Étant l’aîné de la famille, il avait eu la chance d’aller à l’école jusqu’en septième année et pouvait lire le journal sans trop trébucher sur les mots. Même s’il savait que quelques-uns furetaient parfois sa gazette, il se permettait toujours de leur interpréter les nouvelles. Il assumait, à sa manière autoritaire, sévère et exigeante, le rôle de chef de famille depuis le décès, plus de dix ans auparavant, de la mère morte en couches et du père d’une maladie du cœur. Cette lourde responsabilité lui pesait, surtout en ce temps de crise où tout manquait, à commencer par le travail. Et depuis un certain temps, il sentait ses frères, tous majeurs sauf un, au bord de la rébellion contre son autorité. Il exigeait que tous mettent la main à la pâte. Et le labeur ne manquait pas sur la terre de roche de laquelle la famille tentait péniblement de tirer sa maigre subsistance.

 

‑ C’est par là, Léon, répondit Maurice en pointant le couchant de son bras droit. En partant d’ici, tu traverses le fleuve et tu files franc ouest pendant des centaines de milles.

 

Solitaire et aventurier, Léon parcourait les bois depuis son enfance. Il lui arrivait souvent de partir plusieurs jours en forêt. Il avait besoin de ces évasions ponctuelles pour s’aérer l’espace entre les deux oreilles où résonnait le bourdonnement incessant de la promiscuité familiale. Ça lui avait permis d’explorer à fond les quelques cinquante milles de montagnes arrondies et de vallées sinueuses qui se succèdent entre son village et la frontière américaine.

 

Ses notions géographiques ne s’étendant guère plus loin, Léon parut surpris par la distance indiquée par Maurice. Les yeux perdus dans son assiette, il tenta d’évaluer ces centaines de milles.

 

‑ Mais ça doué prendre des mois pour s’y rendre? réalisa-t-il tout-à-coup en levant à nouveau les yeux vers Maurice.

 

‑ Le train s’y rend depuis le début du siècle, voulut le rassurer Maurice. Y traverse l’Abitibi d’un bord à l’autre et ensuite l’Ontario jusqu’à l’autre bout du Canada. On l’appelle le Transcontinental.

 

Marie-Ange, l’aînée des filles, déposa sur la table un grand chaudron qui semblait avoir attrapé la lèpre tellement l’enduit de granit était écaillé. Elle s’apprêtait à servir la soupe fumante en introduction au repas du soir. Elle en versa une pleine louche dans le bol de Maurice et fit signe aux autres de faire circuler le leur. Seul le choc de la louche contre le chaudron à anse et les bols qui s’entrechoquaient brisaient le silence respectueux qui s’était installé autour de la table. Après avoir servi tout le monde, elle versa sa portion puis alla déposer le chaudron sur un rond tiède du gros poêle à bois. Elle revint à sa place et, demeurant debout, entama le bénédicité. Les chaises râpèrent le plancher de bois quand tous se levèrent et des voix discordantes ânonnèrent derrière elle.

 

‑ Bon appétit, conclut-elle en se signant.

 

Tous se rassirent et le cliquetis des cuillères contre les bols se fit aussitôt entendre.

 

‑ Est-ce qu’y a la prohibition en Ontario? relança Léon sitôt assis.

 

L’œil moqueur et le sourire narquois de son frère Paul, assis en face, lui firent rentrer prudemment la tête dans les épaules. Paul savait bien que la question de son frère n’était pas dénuée d’intérêt. Il savait certaines choses sur ce dernier. La connaissance approfondie que Léon avait des bois derrière St-Aubert lui permettait de conduire, à l’occasion et pour quelques dollars, des cargaisons d’alcool de contrebande vers les U.S.A. À l’insu de tous, il menait, lors de nuits sans lune, sa charrette à cheval chargée de canisses du précieux liquide vers la frontière du Maine voisin. Bien sûr, il connaissait les risques. Une nuit, il avait à peine eu le temps de cacher sa cargaison dans une calvette que la police, qui n’ignorait pas ce trafic, l’interceptait et le fouillait. Même s’il s’en était tiré à bon compte, ça l’avait drôlement secoué et, depuis un certain temps, il se tenait peinard. Mais là, il croyait, un peu naïvement, pouvoir poursuivre son commerce dans un ailleurs plus clément.

 

‑ L’Ontario, c’est au Canada, et au Canada, il n’y a pas de prohibition, lui précisa Maurice, l’œil suspicieux.

 

Les autres membres de la famille n’étant pas sensés être au courant de ce trafic, Léon ne souhaita pas s’étendre sur ce sujet et il choisit de se taire pour de bon.

 

Pendant tout ce dialogue, personne n’avait remarqué la petite flamme qui s’était allumée dans les yeux sombres et brumeux de Wilfred, le cadet des cinq garçons. Introverti, réservé, timide, secret même, il se laissait toujours bercer au gré de ses pensées, profondes comme le fleuve qu’il contemplait souvent du haut des contreforts des Appalaches derrière St-Aubert. Aucun trait de son visage n’avait trahi le vif intérêt qu’il portait à la conversation de ses deux frères.

 

Âgé de seize ans, Wilfred vivait une adolescence paisible sur la terre ancestrale nichée entre les premières collines des Appalaches. Plus bas, luisaient sous le soleil, les toitures en bardeaux d’ardoise de St-Jean-Port-Joli, paisible hameau amarré à la rive du St-Laurent. Du haut de St-Aubert, par temps clair, on apercevait, au-delà de St-Jean, le fleuve, la mer comme ils disaient. Puis, le regard accrochait l’Isle-aux-Coudres, une oasis de verdure aux berges hachurées de rochers, fermement ancrée au milieu de cette mer souvent déchaînée et défiant les vagues et les ressacs qui l’agressaient continuellement. À l’arrière-plan, les montagnes arrondies et bleutées de Charlevoix complétaient cet idyllique tableau.

 

Cet été-là, Wilfred sentait qu’il allait devoir prendre, malgré son jeune âge, une décision capitale qui allait déterminer tout son avenir. Pour le moment, il tendait une oreille attentive aux propos de Maurice. Les commentaires de ce dernier sur ce lointain pays d’Abitibi avaient attisé en lui les braises d’un feu qui couvait depuis un certain temps.

 

Le repas terminé, les grâces récitées, chacun partit vaquer à ses occupations respectives avant la nuit. Wilfred et Léon allèrent vérifier si les vaches et les moutons se trouvaient tous dans leur enclos près des bâtiments et s’assurer que les pagées étaient bien closes. Ils y enfermaient les bêtes pour la nuit afin de les protéger des loups qui, le soir venu, descendaient des collines boisées à la recherche de proies faciles.

 

‑ Y doit ben y avouère des chemins à tracer dans cette Abitibi? commença Wilfred, le regard perdu devant lui.

 

Grâce aux relations que Maurice entretenait avec le député du coin, Wilfred travaillait, à l’occasion, à la construction et à l’entretien de routes ainsi qu’au creusage de fossés. On lui avait raconté que son père Alfred, qu’il avait à peine connu, avait été, de son vivant, contremaître de voirie. Soit par instinct, soit par souvenance, il se sentait, lui aussi attiré par ce métier d’ouvreur de routes. Assez costaud pour son âge, l’épierrement de ces chemins escarpés et le nivelage à la pelle ne le rebutaient pas.

 

‑ Si on ouvre un pays, faut d’abord faire des chemins, rétorqua Léon, toujours très pragmatique.

 

‑ T’as ben raison, s’inclina Wilfred devant une réponse aussi limpide.

 

Léon fit une halte, sortit sa blague de cochon, inséra le pouce et l’index à l’intérieur et en retira une bonne pincée d’un odorant tabac. Après avoir remis le petit sac dans la poche de son pantalon, il roula, en une boule grossière, le tabac dans le creux de sa main. En gestes étudiés, il glissa dans sa bouche à moitié édentée la chique grosse comme l’ongle du pouce et la tassa, à l’aide de son gros index, derrière son unique molaire gauche, entre la gencive et la joue. Wilfred jeta un œil sur la protubérance qui déformait la joue de son frère et se demanda comment il faisait pour mâcher cette crotte de joual, comme il disait. Léon planta ses deux mains dans les poches de son pantalon et demeura silencieux, le regard tourné vers la montagne.

 

‑ On est comme du bois mort icite, continua Wilfred, suivant le fil des récriminations qu’il cumulait depuis un certain temps. Pas assez d’ouvrage su’a ferme pour toutte nous faire vivre. Pis quand Maurice va s’marier, faudra ben partir, admit-il indubitablement, sachant fort bien que l’autre allait bientôt convoler avec la fille à Simoneau.

 

Wilfred se rendait à l’évidence. Il savait qu’il n’y avait pas de place pour lui, dernier des garçons, sur la ferme familiale. Outre la petite érablière, le maigre cheptel était composé d’une dizaine de vaches efflanquées, de vingt-deux moutons, de cinq cochons ainsi que de quelques volailles et dindons dans la basse-cour. Les rares revenus parvenaient à peine à faire vivre la famille en ces temps où sévissait la grande crise. Wilfred jeta lentement un regard autour de lui. Il ne se sentait pas particulièrement attiré par les travaux agricoles. Seule la période des sucres, chaque printemps, à l’érablière familiale, faisait partie des bons souvenirs qui meublaient son enfance et où il trouvait encore satisfaction. Il avait dû quitter l’école très tôt, en troisième année, pour ajouter ses bras à ceux de ses frères aînés et apporter sa contribution aux besoins de la famille.

 

‑ Y a pas d’ouvrage steady aux alentours, reprit-il pour meubler le silence qui s’épaississait à cette heure entre chien et loup.

 

Wilfred jeta un regard en biais à Léon, toujours avare de mots, qui persistait dans sa contemplation de la montagne. Son mutisme et son apparent manque d’intérêt commençaient à l’excéder. Il ne semblait pas comprendre qu’il avait besoin qu’on lui démêlât l’écheveau.

 

‑ Tu l’sais aussi ben que moi, toi qui fais la contrebande à l’occasion, laissa-t-il brusquement tomber.

 

Léon se raidit sous la remarque. Son petit frère n’était pas censé connaître ses activités illicites. Un jet brunâtre jaillit de sa bouche en cul de poule et alla rouler dans la poussière terreuse une dizaine de pieds devant eux. Pendant quelques instants, il lorgna Wilfred en biais. L’autre qui, par précaution, regardait déjà ailleurs crut que Léon allait enfin dire quelque chose. Ce dernier appuya plutôt son bras droit sur un piquet de clôture et, la moue boudeuse, détourna de nouveau son regard vers la montagne. Il était comme un escargot : quand il entrait en dedans de lui, on ne pouvait plus l’atteindre ni rien en tirer.

 

Las de parler dans le néant, Wilfred s’abandonna, à son tour, à ses pensées. Les mains dans les poches, le regard vide, où s’allumait, tout au fond, une aube naissante, il fixait un point imaginaire au-delà du fleuve. Il savourait une douce excitation qui faisait virevolter des papillons dans son estomac comme quand il s’était retrouvé seul avec la belle Eugénie quelques jours auparavant. Elle lui avait soufflé un baiser sur la joue avant de s’enfuir en ricanant comme une espiègle et l’avait laissé en plan avec cette douleur qui lui tordait l’estomac.

 

Puis son regard fut attiré vers l’enclos où le vieux bélier cornu s’escrimait à saillir une moutonne à grands coups de reins vigoureux. Un délicieux malaise l’enveloppa et, en même temps, un curieux sentiment de frustration le submergea, lui qui n’avait même pas encore embrassé une fille. Il envoya un grand coup de pied dans un caillou qui alla choir dans l’enclos et ameuta les bêtes. La moutonne s’éjecta brusquement de sous le bélier qui retomba gauchement sur ses pattes de devant et resta pantois, la verge dégoulinante. Les bêlements apeurés des moutons qui partaient dans tous les sens semblèrent ramener Léon sur terre et l’escargot pointa sa tête hors de sa coquille.

 

‑ Ch’rais-tchu en crain de m’djire qu’t’as envie d’partchir pour là-bas Frid? baragouina-t-il, la bouche pâteuse et les mots obstrués par sa chique.

 

Après avoir craché à nouveau, il leva enfin le regard vers son petit frère qui le dépassait déjà d’une bonne tête. Lui, était plutôt trapu et massif. «Pas grand, mais foulé dur!» blaguaient les autres. Wilfred avait l’œil fixé sur les moutons qui, lentement, se calmaient. Pour rendre à Léon la monnaie de sa pièce, il fit semblant de ne pas l’avoir entendu.

 

‑ M’écoutes-tu Frid? ‑

 

M’as-tu parlé? répondit l’autre, feignant d’émerger à son tour des nues.

 

‑ J’cré comprendre que t’as le goût de partir d’icite...

 

‑ Ouais! Pis on pourrait partir ensemble, enchaîna rapidement Wilfred, soulagé que l’autre prête enfin attention à ses propos. On f’rait une bonne paire.

 

Léon abaissa lentement son regard sur ses pieds et sembla réfléchir. Wilfred sentit une ouverture et attendit que l’autre reprenne la parole. Léon esquissa un sourire malicieux. Il mijotait sa revanche pour la pique que son frère lui avait lancée tantôt concernant la contrebande. Il changea sa chique de côté et cracha un coup.

 

‑ Faudrait en parler à Maurice, reprit-il sur un ton volontairement condescendant. Tu sais qu’y est ton tuteur tant que t’es pas majeur… pis t’en es encore loin. T’es encore un flo, cloua-t-il.

 

‑ J’suis assez vieux pour décider quoi faire de ma vie, répliqua sèchement l’autre, vexé par la remarque.

 

Satisfait, Léon se détourna à nouveau vers la montagne. La cime, encore inondée par le soleil couchant, ressemblait à une tuque orangée calée sur sa base ombragée. Wilfred reprit vite ses esprits.

 

‑ Mais... tiens ça mort pour un temps Léon, veux-tu? On s’en reparle plus tard, voulut-il conclure.

 

Il savait pertinemment bien qu’il devrait préalablement en parler à Maurice et il avait besoin de réfléchir sur la meilleure façon de l’aborder. Et il songeait déjà à consulter leur frère Paul. Boute-en-train de la famille, rassembleur quand il y avait des problèmes, ce dernier avait le respect de Maurice, même s’ils se confrontaient à l’occasion. Il avait pris Wilfred sous son aile avec qui il partageait une belle complicité. « Si j’peux convaincre Ti-Paul de nous accompagner, Maurice va ben sûr être d’accord,» en déduisait Wilfred. Mais un gros nuage faisait encore ombrage: la ferme perdrait d’un coup trois bonnes paires de bras.

 

**

 

‑ Coudon Frid! L’Eugénie a te travailles-tu toujours autant?

 

Wilfred, assis à côté de Paul sur le devant de la charrette, avait le regard perdu sur les hanches du cheval qui ondulaient au rythme de sa cadence. La remarque le saisit. Il se tourna lentement vers son frère Paul en s’efforçant de demeurer imperturbable. Ce dernier, les yeux pétillants de malice, cultivait cette manière pleine d’entournures d’aborder les gens. Petit, sec et nerveux, il était ratoureux, pince-sans-rire, rarement sérieux. Plutôt loquace, il maîtrisait admirablement l’art de la réplique. S’il avait eu la chance de naître dans une famille aisée, son ton solennel, son sens de la réplique et ses phrases lapidaires en auraient fait un excellent orateur à l’Assemblée législative, affirmaient quelques-uns de ses amis. Cette allusion à la petite Eugénie –le cousin Médée devait s’être ouvert le clapet, en déduisit Wilfred- c'était sa façon d’ouvrir la coquille de son petit frère, car il pressentait que l'autre avait quelque chose à lui dire. Et il l’avait un peu désarçonné avec sa question.

 

‑ C’est juste... une amie..., comme ça, balbutia l’autre en haussant les épaules.

 

Paul connaissait la rumeur. Les jeunes filles du village racontaient que Wilfred était le plus beau gars du patelin, et, à 16 ans, le plus mature. L’une d’entre elles, une fille du genre blasé qui affectait l’indifférence disait de lui qu’il était le plus beau taureau actuellement sur le marché. Cette remarque mettait Wilfred dans l’embarras et il préférait ignorer ces créatures un peu trop promptes à se laisser aller sur la paille, sauf depuis le printemps où son cousin Médée lui avait présenté cette Eugénie un dimanche après la messe. Elle lui avait plu à l’instant. Elle n’était pas comme les autres, lui avait-il semblé, mais ce qui l'avait particulièrement frappé, c'était son air un peu taciturne, rêveur, ainsi que ses grands yeux noirs débordant d’innocence. Quand, à l’occasion, ils se rencontraient, ils passaient de longs moments sans se parler, se tenant simplement la main. L’impression, quand elle remuait ses doigts entre les siens, de sentir son caleçon trop petit lui avait soudainement fait réaliser qu’il était devenu un homme. Puis il y avait eu ce baiser à la sauvette qui l’avait laissé pantois, l’estomac chaviré et le cœur complètement affolé, bardassant dans sa poitrine. Ce lien qui se tissait inexorablement, conjugué à son désir de partir à l'aventure l'avait mis, pour la première fois de sa vie, face à un dilemme. En apercevant, par-dessus la tête du cheval, l'entrée du village de St-Jean-Port-Joli, et au-delà, le fleuve et les monts de Charlevoix, derrière lesquels il devinait un pays à bâtir, il sut à l'instant où serait son avenir.

 

La jeune veuve Daigle trônait, comme d'habitude, sur son perron, reluquant les passants. Wilfred la trouvait achalante parce que, à chaque fois qu’il passait par là, elle le taquinait toujours en lui roulant, sans équivoque, des yeux par en dessous. Ses copains se moquaient de lui et le surnommaient « le consolateur de veuves », ce qui l’exaspérait au plus haut point. Quand, juché sur son bécycle, il apercevait la maison de la veuve, il pesait plus fort sur les pédales et feignait de ne pas la voir ni l’entendre.

 

Heureusement, cette fois-ci, Paul était là et il allait s’en occuper. Ce dernier souhaitait bien, un jour, la tasser dans un coin, la veuve, et prendre certaines choses dans ses mains. Encore assez jolie à 31 ans, elle n'avait pas repris mari. Certains insinuaient qu'elle préférait trop la compagnie des hommes pour s’engager avec un seul.

 

‑ Alors la créature! Encore à la pêche? Ça mord-tu? lui lança Paul sur son ton le plus moqueur avec un sourire carnassier accroché au visage.

 

‑ J’ai pas encore trouvé l'appât pour t'attraper, répondit-elle, s’adressant manifestement à Wilfred vers qui elle lança un regard lascif.

 

‑ C'est qu’tes appâts sont toujours trop enveloppés, railla Paul en jetant un œil concupiscent sur son corsage trop petit qui débordait de grandes promesses.

 

Il s’esclaffa, fier de son coup, en la saluant d’une courbette, n’entendant déjà plus la veuve dont les lèvres s’agitaient encore. Wilfred apprécia la réplique et admira le front de beu dont faisait preuve son frère. Puis, il se décida enfin à lui parler de son projet.

 

‑ T’as entendu Maurice parler de l'Abitibi hier au souère? osa-t-il prudemment.

 

‑ Comme toi, répondit brièvement l’autre. Paul préférait toujours laisser venir son interlocuteur.

 

‑ Ça t’dirait d'y aller vouère un peu? se hasarda à nouveau Wilfred.

 

‑ Bah! J’sais pas. Pour y faire quoi? lui retourna Paul, même s’il devinait fort bien où l’autre voulait en venir.

 

Wilfred entrevit ce qui lui sembla une ouverture et fonça.

 

‑ Tu sais, Ti-Paul, que t’es mon frère préféré. Toé pis moé, on s'entend ben. On pense toujours pareil, le flatta-t-il d’abord.

 

Paul réfléchissait. «Frid a raison,» admit-il en lui-même. Ils partageaient les mêmes goûts et tiraient toujours du même bord. Wilfred se passa lentement la main droite dans le visage, du front au menton, comme toujours quand il réfléchissait avant de parler, comme pour en chasser un voile obstruant ses pensées.

 

‑ Y a pas d'avenir pour nous autres icite, continua-t-il sur sa lancée. J'aimerais ça qu'on parte ensemble. L’Abitibi, c'est un pays à bâtir. Y a plein d’choses à y faire. J’suis sûr qu'on peut s'y faire un avenir... Et après une brève hésitation... s’marier, avouère des enfants, évoqua-t-il le regard perdu.

 

Seul Paul avait droit à aux timides confidences de son petit frère et, sans le manifester ouvertement, ça lui faisait chaud au cœur que l’autre lui dévoile ses états d’âme. Mais que Wilfred se découvre tout à coup une vocation de colon le surprenait un peu. Il n’avait pas encore manifesté beaucoup d’entrain pour les travaux de la terre. Et lui-même ne voyait pas un grand avenir à cette agriculture de misère, que ce soit ici ou ailleurs.

 

‑ Tu comptes emmener l’Eugénie? se plut-il à contourner le sujet, ce qui brouilla un peu la magie.

 

‑ Les filles m'intéressent pas pour l’instant, répliqua l’autre sèchement, irrité que son frère ne le prenne pas plus au sérieux.

 

‑ Au fait, es-tu décapé? le relança-t-il encore en arborant un sourire narquois.

 

Wilfred demeura stoïque et ne répondit pas. L’état de son prépuce ne regardait personne d’autre que lui. Paul le fixa attentivement du coin de l’œil et décida qu’il l’avait assez picossé pour l’instant. Ce n’était plus l’adolescent brumeux qui était assis à ses côtés, mais un homme sûr de lui, qui manifestait de la maturité et de la détermination.

 

‑ Tu sembles ben sérieux, Ti- Frid, changea-t-il soudain de registre en claquant une rêne sur la croupe de la picouille qui ralentissait sans raison.

 

‑ J’l'ai jamais été autant, Ti-Paul, l’assura-t-il, manifestement soulagé que l’autre daigne enfin prêter une oreille attentive à son propos, mais j'ai rien qu’seize ans. J'ai encore tellement d’choses à apprendre avec toé. C'est pour ça que j'aimerais ben qu’tu m'accompagnes, insista Wilfred d’un ton qui se voulait amadouant.

 

‑ Ouais! C'est vra qu’Maurice te laissera pas partir tu seu, admit-il, dans le patois du bas du fleuve.

 

-Y a juste toé qui peux l’convaincre, lui fit remarquer Wilfred. Léon aussi est intéressé à partir, confessa-t-il. On en a parlé hier au souère à l'enclos à vache.

 

Paul ne manquait jamais une occasion de taquiner et il sauta sur l’os.

 

‑ Ah mes verrats! C'est pour çà qu’ça vous a pris tout c’temps. D'habitude vot’tournée est beaucoup plus rapide. Même qu'on s’demande parfois si vous avez eu l’temps d’vous rendre à l'enclos, feignit-il de le réprimander, mi-sérieux, mi-moqueur.

 

Il savoura un instant sa réplique, puis, redevenant sérieux, il reprit:

 

‑ Ouais! J’sais qu’Léon aimerait ben s'éloigner quèque temps, admit-il l’air soucieux.

 

Lui aussi était au courant du commerce illicite de l’autre et il songeait aux risques que ce dernier prenait ainsi que des dangers qui le menaçaient.

 

‑ Léon aussi y pense que tu pourrais parler à Maurice, acheva Wilfred en s’apprêtant à descendre du banneau, car ils étaient maintenant arrivés à destination.

 

Il s'affaira à attacher le cheval à la limande devant le magasin général. Après un long silence, Paul se racla la gorge, mit ses deux pouces dans sa ceinture, ramena les épaules en arrière et brassa son pantalon d'un bord à l'autre, selon son habitude quand il avait défini le sens de sa réponse. De plus, ça attirait l'attention sur lui et ça donnait plus d'importance à ce qui allait suivre.

 

‑ T’as raison, avoua-t-il. On devra partir d'icite un jour ou l'autre. J’vas parler à Maurice dès qu’l'occasion s’présentera.

 

Wilfred esquissa un sourire de satisfaction. Sur le chemin du retour, il se reprit à rêver de grands espaces et de chemins à tracer. Sa pensée retourna loin en arrière, vers l'Acadie de ses ancêtres, dont les aînés racontaient que l'exil de ces coureurs d'aventures n'avait pas eu de frontières. Lui et ses frères allaient poursuivre cette route de l'exil vers d'autres pays, d'autres villages à enfanter. Ils rentraient dans St-Aubert.

 

*****

 

30 avril 2014 - Un nouveau texte de Jean-Pierre Robichaud est disponible : Le Drame -

http://bleupanache.com/2014/04/30/le-drame-jean-pierre-robichaud/

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